AUTOPORTRAITS ET MISES EN SCENE PHOTOGRAPHIQUE
                       AUTOPORTRAITS                                  ET  MISES EN SCENE PHOTOGRAPHIQUE

 

JEAN CLAUDE DELALANDE, UNE ŒUVRE COMPLEXE ET PROLIFIQUE.

« J’ai commencé à pratiquer la photographie à l’âge de 17 ou 18 ans et je ne me suis jamais arrêté depuis. Je m’étais rendu compte qu’il y avait chez moi peu de photo de mes parents jeunes ou de moi enfant. Au départ, j’ai donc photographié mes proches, pour conserver une trace. Dès cette époque, je fais des autoportraits avec cette arrière-pensée que j’allais vieillir, disparaître, et qu’il fallait conserver la mémoire de ce temps présent. » 


 

Toute une photographie sociale décalée, humoristique, se trouve récompensée, à travers le prisme de ce romancier du quotidien, donnant une vie très personnelle à cette chronique de la vie de famille, distribuant les personnages comme des cartes à jouer, dans une soirée où il serait une sorte de magicien, de Mandrake, donnant à travers sa photographie, tout une dimension mnésique à cette auto-biographique inspirée. Notre homme a soif d’images, d’ivresses, de rêves, il semble réclamer qu’on s’y associe, que le spectateur soit partie prenante de cette aventure.

Jean Claude Delalande est le personnage central de ses mises en scène; il interpelle le spectateur du regard, du geste souvent, tel un bonimenteur; sa photographie  se construit à travers cette auto-fiction, dont la mise en scène est un coup de dé mallarméen appelant une référence à ce présent pur, présent éternel, dit Aïon, c’est aussi un peu de l’humour de Terry Gilliam dans son baron de Munchausen,  un coup de chapeau à cette humeur keatonienne, à cette vie en artiste de l’autre côté du miroir, à revers des réalités sociales, à faire voyager tout son petit monde par l’objectif de la chambre photographique dans une poignée de secondes, s’occupant à se convaincre de toute l’urgence de la tache, du labeur et de la joie de la photographie obtenue. Le photographe est  rabelaisien, il ne se satisfait jamais de cette finitude, tiraillé par une faim qui n’en finit pas et du temps qui passe, insensiblement…

Jean Claude Delalande commence à photographier sa vie et ce champ de l’intime assez vite, en amateur, puis en passionné, assez rapidement, cherchant à tirer de cette matière des quotidiens, nombre d’images, mémorables, mémorielles, qui viendront remplir le grand livre de la vie, de sa vie, afin de pouvoir soutenir ces moments qui appartenaient, hier, au flux du temps qui passe, invisibles et qui, aujourd’hui, sont grains de mémoire, épreuves certifiantes de cette vie pleine de particules élémentaires houellebecquiennes…  ce en quoi, sans doute, humour à vif aidant, l’œuvre romanesque peut aussi reconnaître sa fiction dans le grain de cette photographie…

Quelques Trente années après, un corpus de Quatre à Cinq cent photographies rend compte de ces Quotidiens, (5 galeries sur le site de l’artiste) , la vie d’un couple sans enfant, puis avec enfant, issu de la petite bourgeoisie parisienne, de leurs vacances, de leurs rendez-vous, de tous les moments retenus par le photographe, ici, mis en scène scrupuleusement, de la naissance du fils, et tout ce qui l’accompagne, les rendez-vous  familiaux et autres anniversaires, au Noël, les vacances à la neige, aux voyages, les locations d’été, les activités, et plus banalement cette vie au quotidien, les aménagements intérieurs, les courses au supermarché, la « bagnole », tout ce qui constitue la vie rêvée des anges, ces quotidiens où se dit aussi le malaise social, la tristesse, la fatigue, la mélancolie, la déception, l’ennui, cette vie rêvée des anges qui fait poids et matière, et…dont s’empare le photographe avec maestria et Jeu…….pour en formuler une vision plus légère, plus acceptable, plus interrogative.

Nombre de ses images renvoie à une sorte d’énigme, que font les personnages, où sont-ils, que signifie ceci, ou, quand ce n’est pas une joyeuse farce directement, c’est une forme d’ auto-dérision qui s’exprime dans cet ici et maintenant prenant en épissure la vie ennuyeuse dans une charge terriblement caustique, voire très explosive.

Dans sa déréliction, Jean Claude Delalande, met en scène cet aveu de non conformité, d’insurrections, de grotesque et d’improbable. Tout le réel se décale d’un poil, devient soluble, appréciable, opération joueuse et magique s’il en est, noueuse de rêves improbables, d’images advenues, de quoi dé-régler ce chronos qui tourne mécaniquement et qui angoisse, tic, tac, tic tac, pour le remplacer par cet éternel présent de la scène enfin enregistrée, conforme, qui engrange une période, un temps, des corps avec et sans humeur, un décors, une fréquence, du présent éternisé, de la matière lumineuse, de la sagesse, dirait-on.

 

C’est le message global du photographe..qui ne cesse de jouer avec les codes et fait glisser ces compositions vers plus de rêves, de fantasmes, de films, de scenarii différents, ou d’interrogations plus métaphysiques. Il y a du Garcin dans son travail, plus dérangeant, parfois, que la seule charge explosive. Les personnages semblent figer, fixer au sol, dans une attitude, arrêtés, en suspens dans leur action au sein de l’image, le photographe, ici, individu lambda, toise la caméra, « branche » le spectateur, le convoque du regard, l’invite à entrer dans son monde….dans un dialogue de « sourd », afin de s’affranchir de sa propre présence dans l’exercice imposé.

La crise de nerf pourrait ne pas être loin, parfois, un hors temps se compose à partir de cette image posée comme un jalon et dont la suite est aussi une proposition fantasmée de cinéma; que pourrait-il se passer ensuite…si l’image venait à bouger, la brève apparition venait à se mettre en mouvement, comme dans un fil super 8 ?

Il faut pour cela en revenir au regard du personnage central et à son auto-fiction, regard qui déborde visiblement, incendiaire, anarchiste, contrefacteur, dadaïste, illusionniste,  portant droit dans les yeux le témoignage de ce refus global de toute cette France défaite partiellement dans sa bofitude et à l’impossibilité de s’y soustraire… Jean Claude Delalande cherche en son spectateur l’approbation d’un complice, d’un frère, d’un regardant toujours ému  de son spectateur, quelque soit la mise en scène, du fond des yeux, comme pour dire silencieusement toute la charge mentale de sa présence au monde, de son irréalité, de sa foi d’homme du quotidien à l’ouvrage (Tapiès) de cet art brut qui est art poétique, art de la rue, art du temps, photographie contemporaine…. comme une réponse à ces français moyens, digérants le journal télévisé.

C’est un temps d’avant la disparition, un temps qui, métaphoriquement reste aujourd’hui le notre, dans la montée des réactions, où se dégueulent, sans culpabilité, les ivresses nauséeuses, la fascination pour l’ombre où remugle ce temps des assassins…

 

Il y avait bien une actualité fondamentale à reconnaître ce travail autour de la famille dans ce contexte social et politique, où, un simple citoyen décide de se mettre en scène avec sa famille, dans son quotidien, toujours ambivalent, et de le faire avec présence, complicités, jeux, dans une relation à l’intime qui déborde soudain, en tant que signe social la façon dont nous pouvons le recevoir; c’est un un retour de miroir (comme on aurait pu écrire un retour de kick pour les bikers) où nous pouvons, nous aussi, nous reconnaître. Jean Claude Delalande est un cousin du théâtre du Splendid, les bronzés ne l’auraient pas reniés…

Chez Jean Claude Delalande, tout fluctue, tout tangue, tout s’affirme pour s’inscrire dans l’épaisseur du temps de la photographie, le temps, l’heure, l’humeur, le contexte, le roman, ce qu’il se passait à ces moments là, le montage de l’armoire Ikea tournerait bien au drame dans l’injonction de ce confort du Home Sweet Home, tout déraille soudain ou pourrait dérailler, si le photographe ne mettait en scène, assez justement ces « bugs » des quotidiens, ces injonctions publicitaires obséquieuses,  comme pour s’en laver, s’en débarrasser, quand la crise de nerfs est au rendez-vous et que ça pourrait tourner vinaigre, vraiment….  c’est là que tout un public se retrouve, adule, adopte cette montée soudaine de l’image par sa capacité à exploser comme une bombe les repaires sociaux et le confinement mental que proposent ces injonctions publicitaires, politiciennes, autant d’incursions du règne de la marchandise, déguisées en ce mal de vivre petit bourgeois, hors de l’idéalité des jeunes années; les frères Marx dans leur film Le Grand Magasin ne feront pas autre chose, que de dynamiter cette société de l’hédonisme de la marchandise et du premier acte politique de tout américain, qui, même en période de crise, est BUY…


 

La Famille est devenue un laboratoire, une source potentielle d’histoires, un vivier excitant de création; reste à formuler plus ou moins et à mesurer cette soif de réalisations au bonheur des jours et aux tensions qui  traversent l’histoire de cette famille dans son cours non linéaire, abrasif, critique. Le support de l’intimité est relayé par l’empreinte sociale, l’appartenance de classe, l’idéologie qui en règle la liberté et la conscience. Le photographe se cogne à cette référence, s’en empare , à la fois pour situer son a propos et pour faire preuve de son existence comme de son art, jouant d’une poésie particulière, silencieuse, keatonienne, l’absurde et le nonsens sourdent « dangereusement » …Il ya un film muet dans chaque composition, une amande impérissable qui sommeille, un jeu de cache-cache, une invitation a entrer dans l’image…

Si ce cadre est devenu pour l’homme, un sujet de plaisanteries, d’auto-fiction, d’inadaptation, de refus, un corpus de situations banales s’est crée à travers les quotidiens, autant de pages qui disent, qui racontent….Je vois bien, qu’au fil du temps, parfois une fièvre prend corps, soudain, la fréquence s’accélère; il s’agit de mettre en scène ces quotidiens dans cette distanciation et cet allégement, pour faire film, roman, album, photographie, document, traces, preuves versées au dossier de l’absurde de l’époque, mais toujours avec abîmes..

Comment ne pas comprendre alors que Jean Claude Delalande ne se réveille pas en plein cauchemar, au milieu de la nuit, s’allume une si j’arrête, définit sa prochaine mise en scène, insomnies chroniques et fantômes feront parties du pestacle..! L’urgence de cette humeur vagabonde, fait cours, respiration, déséquilibre, ça lance comme une rage de dent, un point de côté, il faut opérer!!! docteur… Il faut retrouver un équilibre, tout se dérègle, tout s’enflamme, le feu est bon prince, on brûle ici!

C’est sans doute pourquoi le photographe construit son image à l’équilibre, comme un prestidigitateur, un funambule, un homme de la balle, ce clown blanc, triste, qui vous regarde au fond de l’âme, comme un corps perdus dans le décor …et qui vous somme d’être là, entier, tout entier, pas à moitié, fervent, communiant, délirant aussi, affaire de religions, de transes, de traversées des ombres…. Yaquelqu’un.la dedans, on frappe à la porte…

C’est un travail au long cours..

..et puis ça repart, ça se tend, la vie est un roman. Une saga nait petit à petit, une aventure sur 30 ans, on pense à toutes ces séries TV produites, on se prend à rêver qu’il y ait une qui ressemble à celle de Jean Claude Delalande, même motricité keatonienne, même envoutement solide, même secret enfoui, même grâce, même légèreté inquiétante, même disposition à rire de tout ça…même nonsense irréductible;  « passer le miroir formule de cette réponse médiante à toute action de création quand elle prend à revers le fil d’une époque, sur le fond, comme une immense ballade au rire sourd, très déraisonnable.  


 

Jean Claude Delalande n’est pas un théoricien, un photographe plasticien, un intellectuel; il ne joue pas dans la même cour que Nicole Gravier et Hannah Collins, il n’a pas fait les Beaux Arts, pas pratiqué l’art pour l’art, le langage critique, c’est un réalisateur de film muet, un poète de l’absurde, un comédien à l’humour décapant. C’est ce qu’il met en scène en fixant toujours la caméra droit dans les yeux,  où, bien sur il est son propre acteur, sans concession, où il se met en scène dans ce contexte familial, dans une perversion de la référence sociale, dans un coup de feu. Pan,!, on tire ici a balle réelle…. le coup part, trois morts à Collombey..

Pascal Therme, le 15 Octobre 2024.

https://pascaltherme.com/

A lire aussi sur L’autre Quotidien :

Hannah Collins, Jean-Claude Delalande et Nicole Gravier, les trois lauréats du prix Viviane Esders 2024 — L'AUTRE QUOTIDIEN

Prix Viviane Esders Édition 2024 - Prix Viviane Esders

 

 

 

 

Raconter des histoires en photographie a toujours été mon obsession », explique Jean-Claude Delalande, passé maître dans l’art de la mise en scène et de l’autoportrait. Savamment élaborée tel un tableau, chacune de ses images est comme l’épisode d’une saga racontant “une vie”. Là ou d’autres photographes s’inventeraient des aventures extraordinaires, lui se délecte dans la banalité du quotidien : ‘Jean-Claude avec sa femme au bord de la mer’, ‘Jean-Claude à la maternité’, ‘Jean-Claude sur un parking de supermarché’… Avec cet ensemble intitulé « Quotidien », il semble vouer fidélité à sa propre existence. Car parallèlement à sa pratique photographique qu’il poursuit depuis près de trente ans, patiemment construite année après année, il a travaillé dans une compagnie d’assurance. Pas un sourire ne s’échappe de ses lèvres. Il est là, à la fois acteur, témoin et intrus des scènes qu’il invente. Comme dans le jeu des sept erreurs, des “anomalies“ semblent se glisser de temps en temps dans les images, sur le registre de l’humour et de l’ironie. Cette série « Quotidien », il l’a accomplie conjointement à bien d’autres, comme « Journal intime », un homme qui n’a d’autre ami que lui-même, ou encore « Tentatives », un homme qui rate toutes ses tentatives de suicide. Dans la plupart de ses images, Jean-Claude Delalande fixe l’objectif et nous toise, comme pour nous interpeler. Car c’est aussi de nous dont il parle, rejouant à sa manière – sophistiquée – les rites de la photographie amateur. Du particulier à l’universel, il n’y a qu’un pas… Ainsi, il met sur le premier plan la capacité du médium à raconter le temps qui passe et à garder la trace et le souvenir.

par Sophie Bernard pour le Prix Viviane Esders en 2023.

 

Quotidien

 

À la plage, au salon ou dans la chambre, l'homme est toujours accompagné de son épouse, parfois de son fils et regarde fixement l'objectif. L'absence totale d'émotion émanant de ces protagonistes qui semblent effectuer mécaniquement les activités de la vie quotidienne crée une atmosphère à la fois atone, dérangeante, empreinte de résignation et de solitude mais qui, en même temps, prête à sourire.
C'est par cette mise en scène tragi-comique que Jean-Claude Delalande met en exergue les frontières présentes dans la structure sociale la plus élémentaire. La famille n'est plus une entité, elle n'est que le regroupement conventionnel et artificiel d'individualités parfaitement dissociées par l'incommunicabilité entre les êtres.

 

Hervé Dorval

 

                                                                               Un mystère qui tonne


Le titre de l'expo, Scènes isolées de la vie ordinaire, est déjà trompeur. Il semble faire référence au film Scènes de la vie conjugale de Ingmar Bergman. Mais cette série de photos est bien plus troublante et tordante que le film suédois. Ce qui saute avant tout aux yeux, c'est le visage de leur personnage principal, le photographe lui-même, directement calqué sur celui de Buster Keaton. Mais les situations mises en scène par Jean-Claude Delalande ne correspondent pas du tout aux scènes trépidantes et rocambolesques de Buster Keaton. Ce sont au contraire des scènes anodines. Auxquelles il participe en tirant la tronche. Comme si de rien n'était. Ou comme s'il était ailleurs. Des scènes banales où il figure sans quitter son masque de chair ren-frogné. Éternel abonné à la même expression,  qu'il soit en vacances en famille au bord de la mer ou à l'enterrement de sa mère, assis à table ou debout devant une piscine, tout au long de sa vie. Son air absent désarçonne forcément. Il ne s'agit pas davantage de comédie burlesque que de drame nordique. Mais Jean-Claude Delalande tient bizarrement en équilibre sur le fil im-probable qui pourrait relier Buster Keaton et Ingmar Bergman. Au-dessus de l'abîme de notre quotidien monotone. À la fois à distance et en plein dedans. Immobile sous les foudres de la farce et le tonnerre du malaise. C'est un mystère qui tonne à la médiathèque de Pézenas. Et ça peut même carrément foutre la trouille. Car ces photos ont aussi quelque chose de spectral. Sur chacune d'entre elles, Jean-Claude Delalande, malgré son air revêche rigide, est si détaché et si lointain qu'il ressemble à un putain de fantôme. Regardez bien. Il est partout présent mais personne ne le voit. Ou on ne voit que lui alors qu'il est toujours absent.


Guillaume Gueraud à l’occasion de l’exposition en juillet 2016 à la médiathèque de Pézenas.

 

 

Scènes isolées de la vie ordinaire.
 

Avec des personnages à la merci d'un auteur qui pince le quotidien sans vouloir nécessairement en rire, une saga se monte en noir et blanc et installe une atmosphère singulière, comme on aime les trouver dans les bons romans. Présentation sommaire en quelques pages choisies.

Si s'aimer, c'est regarder dans la même direction, ceux là ne s'aiment peut-être pas comme l'entendait Antoine de Saint-Exupéry. Mais l'atmosphère plus sèche que pesante qui se dégage des photographies est bien sûr ce qui touche et qui plaît. En s'invitant un peu plus longtemps dans ces photographies noir et blanc entièrement fabriquées par Jean-Claude Delalande, on note qu'elles racontent un certain bonheur, un peu amer, un rien acide, dans lequel deux solitudes se télescopent pour façonner un couple de solitaires. La plupart du temps, le monsieur de ces saynètes en images, uniques est le photographes lui-même, et la dame une amie proche. Le décor, toujours renouvelé, est en général une maison de vacances, louée ou empruntée à des amis.

Comme Franz Kafka à Prague, Jean-Claude Delalande travaille dans une compagnie d'assurances italienne à Saint-Denis. Depuis douze ans, il consacre ses loisirs à son imagerie du couple moderne avec  l'ardeur des auteurs qui se respectent et produisent sans trop se préoccuper de publication. Ainsi naissent les oeuvres fortes, promises à une reconnaissance qui arrive tôt ou tard, de droit. On dit souvent d'un bon livre qu'il permet au lecteur de se représenter la scène, de se l'imaginer à la lettre. Le compliment se retourne vers les photographies de Delalande: à qui les voit de se faire son roman, un roman d'humour où se faufilent l'ennui, la rupture et parfois comme un projet de fuite, voire de meurtre, tant la duplicité de l'homme avec la caméra de l'artiste est forte. Le ressort dramatique tient précisément à ce regard rivé sur l'objectif, dont on se demande s'il est un témoin gênant ou le complice commandé à distance. Car Delalande ne laisse rien au hasard ses scènes de ménage sont écrites et bien préméditées, à l'accessoire près (la bicyclette souvent convoquée au casting n'est pas toujours innocente), sans jamais verser dans l'anecdote ou le clin d'oeil. Son personnage de petit bourgeois inquiétant ou pathétique ressemble à tout le monde et se trouve à sa place en ces jardins d'heures creuses, dans ces intérieurs agréables photographiés à la chambre de grand format, éclairés dans la clarté du cinéma américain de la haute époque des années 1960. Recourant  la confortable profondeur de champ qui garantit sa lisibilité, le travail sans faute d'orthographe accepte parfois la fantaisie d'une surimpression, la licence d'un flou de bougé.

Auteur cérébral à rapprocher d'Anna et Bernhard Blume pour la fiction en plus raisonnable, de Duane Michals pour la dérision sans l'impertinence, Delalande ne rend pas hommage à ceux qu'il affirme ne pas connaître, il poursuit son propre chemin, comme si l'image à venir, toujours inédite, suffisait à son bonheur d'artiste. L'oeuvre qui s'épaissit de pièces toutes abouties et collectionne les prix et concours d'amateurs devrait bientôt trouver une galerie ou la maison d'édition assez avisée pour initier une certaine carrière publique, même si on imagine encore mal Delalande renoncer à l'assurance de son intimité de créateur.

 

Hervé Le Goff pour Images Magazine

 

 

 

Le charme des conquêtes ordinaires


Un rendez-vous exceptionnel, unique, atypique, cynique, photographique à ne surtout pas manquer !
Dés l’accrochage, les yeux des passants se sont d’ailleurs très vite écarquillés et approchés de la vitrine du Petit Coin Galerie. Et oui ! Vous ne rêvez pas … Jean- Claude est bien en train de vous faire croire à l’irréparable, mais rassurez-vous, ici, il ne s’agit que d’une imparable, incomparable ironie

Jean-Claude, je l’ai d’abord découvert sur un site de photos, et j‘ai immédiatement eu le coup de foudre pour ce personnage tragi-comique, aussi malicieux, dubitatif, attendrissant, charismatique qu’un kevin Spacey dissimulé dans une American beauty, et doublé d’une charge érotique aussi bouleversante que celle d’un Harvey Keitel caressant le piano de sa douce. Ca tombe bien, il possède la même, mais en mieux. Car la sublimissime compagne de J-C Delalande ne se contente pas de nous éblouir par son hallucinante vénusté impressionniste, elle n’hésite pas à se mettre en scène, à ses côtés, au sein d’univers burlesques qu’ils choisissent accessoirement de louer pour les vacances.

Jean-Claude, avec son génie patent et sa tête de gros bébé qui aurait mûri trop vite, est déjà reconnaissable non seulement par ses pairs, mais par des fans qu’il rencontre dans le métro parisien et lui demandent des autographes sous sa moue éberluée.

Les magazines spécialisés (consultables à la galerie) s’intéressent à ses clichés extraordinairement ordinaires « Aujourd’hui, on me propose même de me payer pour exposer ! » s’étonne ce clown modeste à l’infini pouvoir de vous montrer qu’il est possible de rire, de s’attacher à tout ce qui pouvait jusque-là vous sembler pathétique ou dérisoire.


Gérard Forche
, à l'occasion d'une exposition au Petit Coin Galerie à Cholet en juin en 2009,

 

Et également pour de cette exposition un ami de gérard Forche, Dominique Pannier ma offert son très intéressant texte que je vous livre,


 

Je regardais depuis quelques temps la série des films dédiés à la photographie sur histoire, d'un œil distrait, essayant de me laisser persuader que la photographie est un art à part entière. Je n'ai jamais été fasciné par les Robert DOISNEAU et autres CARTIER-BRESSON. La photographie de rues des Américains est rigolote, mais bon. Quand à la photographie vernaculaire, hum, !.

En fait je n'aime pas la photographie, j'aime quelques photographies. J'ai dans l'idée que la photo géniale - celle qui, comme la peinture, ouvre le regard sur l'infini - arrive par accident. Un Américain contemporain dont je ne sais plus le nom a une démarche intéressante : il prend n'importe quoi, c-a-d que le sujet ne lui est pas important, et ce qui fait la qualité de ses photos c'est le développement.

Bref, les photographies de JC DELALANDE sont, elles, extraordinairement intéressantes. Elles stimulent tout, parce que s'y croisent, s'y superposent, s'y décalent une multitude de plans qui véhiculent chacun sa réalité propre. Personnage de premier plan, personnage semi-transparent, ombre réfléchie, miroir - JCD en joue avec délectation, me semble-t-il -, ce savant mélange concourt à ouvrir des interstices d'infini au sein d'une vue unique qui transgresse notre perception habituelle des choses. Couleurs et lumières reçoivent le même soin que la composition, et ses photos sont belles comme peut l'être une peinture. Multipolaires dans l'image, elle le deviennent aussi dans la tête. Faites de morceaux de réel - il ne peut en être autrement d'une photo - mais qui aussi savent représenter l'imaginaire (les masques), elle ouvrent sur des mondes oniriques, sur le beau, que leur inexplicable syncrétisme nous exhorte à parcourir. C'est bien autre chose qu'un quelconque surréalisme : ce sont des photos selon Maurice BLANCHOT (pour moi le pape de l'intelligence de l'Art). Elles offrent en prime le luxe d'un humour ravageur. Chapeau bas.

 

Dominique Pannier

 

 

LE PARADIS DOMESTIQUE


« Idéal & Profil »


«Avant d’arriver à un enfant, il y a la rencontre, la passion. Entendre soudain le souffle haletant du hasard. L’oreille tendue, la langue tirée, les jambes écartées, nu comme un vers une nouvelle fois. Se coller à l’inconnu, faire corps avec lui, avec elle. Le spectacle grandiose de la femme qui se déshabille. Ses vêtements tombent, sa structure, sa peau, son dos, son ventre et ses yeux qui ont dit oui apparaissent pour la première fois, comme la face cachée de la lune après un long voyage. L’homme à prendre dans les bras, à qui parler, sur qui poser sa tête. L’odeur entêtante de l’homme, une odeur de foutre et de sueur. Un goût sucré qui peut tourner en une seconde, ou s’affirmer et se stabiliser.
La puissance du vent, la douceur de ses caresses. C’est agréable de l’entendre souffler
à mes oreilles. Chaque seconde se construit avec raffinement et profondeur, comme
un thème de roman, dans les moments calmes comme au climax de la passion. La
gorge serrée, les papillons au ventre, l’émotion verse son filtre sur elle, sur lui, et le
présent explose en mille morceaux. C’est beau de le voir sur un visage et de le vivre.
Combien de fois cela peut-il se produire ? Manger, dormir, faire l’amour, trouver de
l’argent, je pense que tout est lié. Je fais partie de celles et ceux dont l’histoire personnelle ne s’est pas écrite seule, ni d’une seule main. La main est pierre d’achoppement, mais elle n’aurait aucune raison d’être sans ses compagnes d’une autre forme. La vie est faite de mille séparations incontournables, avec la mort, ce soleil noir qui lui donne ses plus beaux souvenirs, lui offrant ses couleurs et la mélancolie que chante le poète. Le crépuscule, puis l’aurore à nouveau. Pendant des années j’ai passé mon temps dans ces heures-là du petit matin, pour ensuite, dès 11h30, aller chercher les enfants et m’en occuper, leur faire à manger, me balader avec eux dans des parcs, leur faire faire la sieste et organiser des goûters, leur faire couler un bain, laver leurs oreilles et leurs fesses et leurs pieds et leurs mains, ranger et leur apprendre à ranger leur chambre, raconter des histoires, les inventer et recommencer le lendemain.
C’était essentiel, mais maintenant c’est fini.
L’art, quelque soit-il, est un autre mot pour aimer. L’artiste suit la pente de sa passion
en employant les dons qu’il a à disposition — c’est le côté ludique de l’art —, mais
l’aspect travail, dont on parle si souvent, est le moyen et l’obligation d’oublier la passion
en la mettant à distance.
Dans cette seconde phase, la morale entre en jeu. La rencontre est un reflet du hasard,
son éclat. Les pulsions du coeur pour moteur, les circonstances l’encadrent — l’ami
d’un copain, c’est comme ça qu’elle fit sa connaissance, dans une maison louée pour
les vacances en été. Le fruit de leur relation, lui, provient directement de la chair de
l’homme et de la femme — le vagin, les testicules et le pénis pour trait d’union, les
soubassements du ventre, l’urètre, puis l’appartement, la poussette, le grand lit, le
petit lit, le caddie pour y fourrer les commissions et la voiture y embarquer le foyer au
complet.
Deux phases, celle des rêves et du désir, et celle de l’enracinement — mais attention,
les vieux arbres se couchent au bord de la route, tout peut arriver, et chaque automne
les feuilles s’envolent au loin, très loin, il ne faut pas l’oublier... ».


Jérôme Roninger, scénariste de court et long métrage, s’est ici librement inspiré du travail photographique de Jean-Claude Delalande.

 

 

 

Mais que regarde-t-il donc ?

Interrogation (que feriez-vous à ma place ?), regard qui nous prend comme témoin, regard de reproche (mais que regardez-vous donc ? vous êtes encore là ?), regard dans le vide, regard complice (il va se passer quelque chose, vous êtes déjà de mon côté, je le sais) … l’entrée dans la vie du personnage photographié par Jean-Claude Delalande est une drôle d’histoire.

Je rencontre le photographe qui me dit « je ne sais pas parler de mon travail ; j’y implique tout le monde, ma compagne, mon fils, tout le monde y passe ; il m’obsède un peu, j’y consacre tout mon temps libre. Pour le moment, je suis un peu à sec, je ne sais plus très bien ce que je vais faire ». La vie quotidienne comme un grand studio photo.
Vacance.
Ces photos surdéterminées ouvrent un temps hors du temps, comme si la vie quotidienne relatée dans cet album de famille revisité n’était là que pour nous parler de nous, pour nous interroger, spectateurs, sur notre rapport au temps qui passe, sur notre regard sur la vie, en faisant un détour vers celle des autres pour revenir à nous. Temps suspendu, la caméra tourne mais il n’y a plus que soi et lui, tous les autres sont en suspens. Regarde-moi, regarde-toi.
On ne sait pas toujours très bien du reste si la photo nous parle d’un bonheur tout simple, d’une histoire qui touche à sa fin, d’une distance cynique et désabusée d’un homme qui a renoncé à combattre, d’un homme qui rit, d’un homme qui pleure, ou encore d’un drame qui va exploser. Tout est possible, à nous de voir.
Jean-Claude Delalande nous parle de l’intime du quotidien, du mystère de la durée et de la répétition des jours, des rituels et de leur codification,. Il parle de l’humain dans sa fragilité, de son ridicule, du banal, de l’ennui croit-on lire souvent. Il en fait un spectacle désopilant et burlesque, tendre et drôle. Il y a un peu de Pierric Sorin , de Keaton assurément. Et une beauté plastique que l’on oublierait presque de remarquer tant la dramaturgie des images nous captive.
Souriez, on vous regarde.

Sophie Bardet  (Directrice adjointe du Centre Culturel Français de Belgrade (Serbie)


 

Recomposer la vie


Cette fois, il a décidé de s’y prendre autrement. De ne plus laisser filer la vie. Laisser filer le temps. Est-ce la même chose ? Cette fois, il ne veut plus se contenter de voler des instants vécus en pressant sur le déclencheur de son appareil photo numérique haute définition.Ces photos-là n’arrêtent pas le temps : elles le datent. Non, lui, il veut jouer à Dieu, à l’artiste. Recomposer la vie, la remettre en scène. Il veut jouer tout court. C’est l’été. Son idée, ce n’est pas “ d’immortaliserd’agréables vacances passées au bord de la mer au mois de Juillet avec la femme de sa vie ”.Surtout pas. Il ne veut pas raconter sa vie, ses chagrins, son bonheur. Surtout pas. Ses émotions, il
les garde pour lui. Ce qu’il veut éterniser, ce sont des situations, parce qu’il a l’impression qu’ellesse répètent toujours, ces situations, pas seulement dans sa propre vie, mais dans la vie des autres,aussi : l’été, les vacances, le départ, la maison, la plage, les bras nus, la crème solaire, le déjeunersur la terrasse,le jardin, la bicyclette, la balançoire. Bien sûr, il pourrait installer son matériel dans des endroits stratégiques et demander à un homme, par exemple, la permission de le photographier
en train de passer de la crème solaire dans le dos de sa femme. Mais non. Quand il réfléchit,c’est quand même lui qu’il veut voir sur la photo, non pas lui avec ses colères, ses joies, ses rires,lui comme il se vit parfois, dédoublé. Ça lui arrive souvent, quand il y songe, de vivre vraiment et, dans le même élan, de voir cet homme là-bas, en train de bouger, de marcher, d’aller dans le jardin, cet homme qui est lui. C’est peut-être comme ça qu’elle est née, cette idée, cette envie de composer des tableaux inspirés de sa vie, mais qui ne seraient pas vraiment sa vie. Au fond, s’il était écrivain, ou s’il aimait écrire, ce serait plus simple : il inventerait des histoires qui raconteraient la vie de cet homme, qui serait lui sans être lui, qui passerait l’été dans une maison avec jardin, où il y aurait une balançoire. Oui, ce serait plus simple, mais il n’écrit pas. Il voit. Il ne peint pas, non plus. Il voit, il voit même double. C’est donc décidé. Cette année, il devient metteur
en scène. Son rôle se bornera à montrer, à composer le décor, à choisir les lieux, les objets, les personnages. L’histoire, c’est le spectateur qui se la racontera à lui-même, s’il en a envie. Il sera d’ailleurs son premier spectateur. Il aimera, croit-il, découvrir cet homme sans expression sur la photo. Ce sera la preuve qu’il est vivant, qu’il a vécu dans une maison de vacances, qu’il est allé sur la plage, comme ses voisins, comme ses parents, et aussi comme cet homme inconnu, ou cette femme, qui regardera un jour sa photo et qui pensera à son tour aux vacances, à l’été, au temps qui passe. Il a l’impression qu’elle est plutôt drôle, son idée, qu’elle pourra séduire, amuser, et en
même temps chatouiller un peu les coeurs. Le plus difficile, sans doute, ce sera de regarder l’objectif sans sourire, de regarder celui qui regardera la photo, d’insister à force de neutralité, jusqu’à ce que lui reviennent en mémoire tous ses souvenirs de vacances à lui, et même ceux de ses parents, toutes ces balançoires sur lesquelles il s’est balancé, toute cette vie qu’il a laissé filer sans la voir. Sans l’arrêter, lui non plus. Ce qu’il aimerait, si l’on retrouvait ses photos dans cent ans, c’est qu’on ne puisse pas les dater au premier coup d’oeil, c’est pourquoi il choisira la chambre noire, le vieil appareil à soufflet, le noir et blanc - comme dans les rêves. Ce serait sa revanche sur le temps. La
vraie, la seule possible. L’oeuvre. Il aurait gagné.
 

Béatrice Commengé pour le catalogue de l'exposition Photsoc.

 

 

 

Chronique du quotidien
 

"Il se peut que ces images soient le reflet d'un état qui n'est pas le mien,mais celui d'un déprimé chronique auquel on aurait confié un appareil photo.
Depuis plus de dix ans,je suis ce personnage keatonien qui me rappelle sans relâche que le temps passe et que je demeure, du moins sur le papier"


 

Jean-Claude Delalande est un étrange bonhomme,  la référence à Buster  Keaton (qu'il évoque ci-dessus)  est  une évidence: il posséde ce même humour qui s'affiche sans sourire.D'autre références,photographiques,peuvent être trouvées: Duane Michals pour ce sens de l'autoportrait mis en scène de manière savante ou encore Martin Parr dont on retrouve, transposé en noir et blanc, l'ambiance de vacances  un peu morne.

Les influences, même prestigieuse, sont d'habitude trop envahissantes et "mangent"  la personnalité de l'auteur, rien de cela ici, Jean-Claude  Delalande n'est pas encore une célébrité, son nom n'est pas connu et  pourtant ses  images sont déjà des  Delalande!

Deux  personnages principaux figurent sur ces  images,  Jean-Claude  et  sa compagne, mais un trosième protagoniste à peine moins apparent hante la série: le temps, les photos, réalisées durant une dizaine d'années, retrouvent le charme des albums familiaux où les adultes vieillissent tandis tandis que les enfants grandissent.

Ce temps qui prend un malin plaisir à montrer son passage confère à la série une densité forte.Certaines photos, qu'au premier regard pourraint relever de l'anecdote ou de l'humour un peu trop décalé (avec parfois même une pointe de cynisme), trouvent, grâce à l'écoulement du temps d'image en image, leur véritable humanité.

Le piqué et la qualité du noir et blanc (des prises de vues faites à la chambre ou au moyen format) ne sont pas sans effet, ils évoquent l'ambiance des photos des années soixante, mais des années soixante à la saveur intemporelle...décidément, le temps tient ici un rôle bien compliqué.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces photos, lmes regards qui jamais ne se croisent mais qui souvent s'adresse au spectateur, la neutralité des visages, les mouvements qui hésitent entre le flou et la théâtralisation, la présence invisible de l'éclairage, la mise en scène très travaillée, les décors et les accessoires soigneusement choisis...

Ce perfectionnisme tellement poussé qu'il sait se faire oublier rappelle Tintin, un Tintin qui aurait lu Kafka.

 

Pascal Miele

 

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© Jean-Claude Delalande